[Générique : RTBF Charleroi présente Cartes sur table]
Journaliste – Jean-Paul Procureur
Mesdames, Messieurs, bonsoir. Toutes les personnes qui perçoivent des allocations de handicapés sont examinées par des médecins qui sont chargés d’évaluer leur niveau de handicap. Alors ces médecins pratiquent-ils la sous-évaluation systématique ? C’est l’avis de Monsieur Bougelet. Débat sur ce plateau avec des spécialistes après le récit des événements à la fois étonnants et dramatiques qui ont touché Monsieur Bougelet. Anne Delveaux.
Voix off
Août 1994, Monsieur Bougelet mesure 1 mètre 74 et pèse 83 kilos. 5 mois plus tard, il ne mesure plus que 1m52 pour 56 kilos. À l’origine de cette fonte osseuse et musculaire : une pneumonie non décelée à temps par les médecins et un traitement médicamenteux qui aurait été aussi nocif que curatif.
Monsieur Bougelet
Au terme d’une dizaine de jours d’examens et de contre examens, j’ai vu le chef du service qui est venu me trouver bien gentiment et qui m’a dit : « Voilà monsieur, vous allez vers une issue fatale. Nous sommes limités. Nous ne savons pas aller plus loin. Nous ne savons plus vous aider. Il vous reste un mois à vivre. Et organisez-vous pour ceux qui restent. »
Voix off
La vie a finalement accordé à monsieur Bougelet quelques années supplémentaires. C’est alors qu’a commencé un autre combat : celui d’une personne invalide tentant d’obtenir une aide à l’intégration proportionnelle à son handicap face au Ministère de la Prévoyance Sociale.
Monsieur Bougelet
Au bout d’un certain temps, je pense à peu près, je crois, 6 mois, j’ai été me présenter à l’inspection du Ministère de la Prévoyance, hein. Le contrôleur médical qui m’a reçu quand j’ai été passer mon examen, il m’a dit : « Mais monsieur, ben pour moi, voilà les dossiers, hein bazar, ben pour moi tout va bien. Vous êtes bien venus jusqu’ici, tout va bien. » Ben je dis quand je vois une réponse pareille, avec un cynisme pareil, vous vous posez des questions. Alors quand vous allez trouver des gens compétents, ils vous expliquent que ça fait partie du jeu. Qu’ils sont là pour vous donner le moins possible. Et que vous devez avoir un expert pour justifier vos dires, et confronter ses analyses. C’est pour pouvoir avoir un recours objectif, et bien c’est le seul recours, c’est la voie de justice. Ces gens sont sans crédit pour moi. Ils ne représentent plus quelque chose de crédible. Je ne leur reproche pas d’être strictes, hein. Que du contraire. Ça serait une preuve d’impartialité. Mais ça n’est pas le cas.
Journaliste – Jean-Paul Procureur
Voilà. Tout de suite, en tous cas dans quelques minutes, la réaction du représentant du Ministère des Affaires sociales. Mais tout d’abord une phrase de la lettre envoyée par Monsieur Bougelet à « Cartes sur table » et qui résume assez bien tout ce qu’il vient de dire. Monsieur Bougelet nous a écrit ceci : « Quand vous êtes écrasé par la vie vous devez encore trouver la force pour faire valoir vos droits dans les méandres administratifs ». Alors, Annie Allard, est-ce qu’on peut résumer en quelques mots la décision qui a été vraiment prise par le Ministre de l’intégration sociale pour Monsieur Bougelet ?
Annie Allard
Oui en fait j’avais une demande d’allocation de remplacement et une demande d’allocation d’intégration. La première, allocation de remplacement, elle est refusée parce que on estime que les revenus de Monsieur sont trop élevés. Il faut savoir que c’est un système d’aides financières donc ici on considère que les revenus sont trop élevés. Alors en ce qui concerne l’allocation d’intégration, on attribue des points en fonction du handicap. Et on considère ici que, en tous cas, le médecin qui a examiné Monsieur, considère ici que son handicap n’est pas si terrible que ça, pour dire les choses simplistement, et donc on lui octroie une certaine somme d’argent, mais enfin, qui est inférieure par rapport à ce que Monsieur estime pouvoir avoir.
Journaliste – Jean-Paul Procureur
Merci. Monsieur Bougelet, dans ce combat vous avez appris qu’il existait une association. Vous avez demandé l’aide de cette association. Donc c’est l’Association Socialiste de la Personne Handicapée. Comment vous avez appris qu’ils existent ?
Monsieur Bougelet
Ah bien c’est sur le terrain. Par le combat du terrain que je me suis aperçu, disons que, à peu près, allez, un an après le début de mes procédures. Au début quand j’ai été passé mes expertises et bien j’ai pris un médecin-conseil pour pouvoir avoir un avis, disons, contradictoire vis-à-vis de l’analyse qui était faite par le médecin inspecteur. Et il me dit : « Ben ça ne correspond pas à la réalité. » Alors j’ai demandé pour avoir un recours judiciaire avec une expertise au niveau du tribunal du travail. Ça c’est en cours, c’est occupé à passer. Vraisemblablement, ça va passer avant les vacances, je pense. Et manifestement, dans un premier temps, j’ai dû résider dans un home parce que mes moyens physiques ne me permettaient plus d’avoir une certaine indépendance, et j’ai dû sortir de cet état de fait parce qu’il y avait des complications, disons des anomalies quoi. Considérant ça il y a d’ailleurs un dossier aussi annexe à des choses telles que celles-là.
Journaliste – Jean-Paul Procureur
Vous êtes venu à cette émission donc avec Madame Marlière, qui est à côté de vous. Vous êtes la responsable de l’ASPH, donc l’Association Socialiste de la Personne Handicapée. Vous venez de changer de nom.
Gisèle Marlière
Oui
Journaliste – Jean-Paul Procureur
Quand Monsieur Bougelet parle de sous-évaluation systématique du handicap, est-ce que vous croyez qu’il ne va pas un peu loin ?
Gisèle Marlière – Association Socialiste de la Personne Handicapée
Nous constatons en fait que c’est la réalité de terrain. Effectivement, très régulièrement par rapport aux difficultés que rencontrent les personnes effectivement dans la vie de tous les jours, dans leur vie quotidienne, la réalité n’est pas toujours prise en considération comme telle par les médecins du Ministère.
Journaliste – Jean-Paul Procureur
Exemple concret à travers le cas de Monsieur Bougelet que vous avez étudié.
Gisèle Marlière
Et bien notamment dans le cadre des possibilités des contacts sociaux, et bien on se rend compte à la lecture des comptes-rendus que l’on estime que Monsieur Bougelet étant donné qu’il a le téléphone et qu’il a la télévision, peut avoir des contacts sociaux.
Journaliste
Donc la possibilité de contacts sociaux c’est un des critères qui..
Gisèle Marlière
Tout à fait il y a 6 critères.
Journaliste
On peut en donner 3 ou 4 quatre comme ça.
Gisèle Marlière
Oui la possibilité de s’habiller et donc de se vêtir, la possibilité de se déplacer, les possibilités d’assumer l’hygiène de son habitat. En voilà déjà trois. Un quatrième, c’est donc la possibilité d’avoir des contacts sociaux. Et bien nous avons constaté qu’une des remarques est de dire que Monsieur a le téléphone, et donc la télévision et que ce sont donc de bons contacts sociaux. Je ne sais pas si on peut appeler ça des contacts sociaux enrichissants. Au niveau du téléphone, peut-être pour Belgacom, ça. Mais à part ça je ne sais pas.
Journaliste
On a examiné aussi je crois, je ne sais pas si on dit les choses comme ça, mais la possibilité pour Monsieur Bougelet de réagir par rapport à certains dangers de la vie quotidienne.
Gisèle Marlière
Tout à fait. En fait, le Ministère estime que, dans le cadre des possibilités de vivre sans surveillance d’être conscient des dangers et de pouvoir les éviter, le Ministère estime que, le médecin en tous cas du Ministère estime que Monsieur est confronté très rarement à des situations dangereuses comme, par exemple, être agressé ou devoir fuir devant un incendie. C’est vrai, dans le sens que un incendie, heureusement, ne se produit pas tous les jours Par contre, le fait d’être simplement sur son trottoir, et d’être face à quelques jeunes qui passent et d’être bousculé. Quelqu’un, je dirais de valide, va pouvoir se rattraper, lui, pas nécessairement.
Journaliste
Vous estimez qu’on ne pose pas de questions suffisamment réalistes ?
Gisèle Marlière
Tout à fait. Tout à fait. Ce sont des notions qui échappent à la réalité ou au vécu du médecin.
Journaliste
Alors Daniel Tresegnie, vous êtes le responsable du service des allocations handicapés, Ministère des Affaires Sociales, avant on disait Prévoyance sociale. C’est pas la première fois que vous entendez ce genre de réactions, ce genre de discours. Votre réaction ?
Daniel Tresegnie – Ministère des Affaires Sociales
Je voudrais d’abord, rappeler les choses dans leur contexte. Comme l’a dit Madame Allard, tout à l’heure : c’est vrai que le régime des allocations handicapés est un régime résiduaire. Donc en fait, c’est un régime octroyé par l’État aux personnes qui ont des difficultés pour acquérir un revenu du fait de leur handicap. Et donc qui est destiné à leur garantir une sécurité d’existence. C’est un régime qui n’est pas lié à cotisations, qui est entièrement à charge du pouvoir public, mais qui est aussi ce qu’on appelle un régime résiduaire, c’est-à-dire qu’il est lié à certaines conditions à la fois de revenus et de reconnaissance médicale. Ça c’est une première chose. Deuxième chose, au point de vue purement médical, et la prise en compte par le médecin des différents critères qu’on a cité tout à l’heure, je crois qu’il faut rappeler que pour chacune des fonctions le médecin, donc, doit évaluer la capacité, disons, de la personne handicapée à accomplir certaines fonctions, des gestes de la vie de tous les jours, je dirais. On l’a vu le déplacement, la nourriture, etc. Pour chacune de ces fonctions, il a une possibilité de coter selon la difficulté que la personne a à accomplir ces différents gestes de la vie de tous les jours. Et il y a une gradation. Alors il est un fait certain que la gradation a été voulue par le législateur.
Pourquoi ? Parce que ce n’est pas la pathologie existante au départ qui détermine le montant de l’allocation, c’est les répercussions, disons, sur la fonctionnalité. Et donc cette gradation elle doit tenir compte justement du degré de handicap. Alors je voudrais quand même préciser que, en ce qui concerne le cas de Monsieur, Bougelet, le médecin inspecteur du Ministère n’a pas considéré qu’il n’y avait aucune difficulté dans les contacts sociaux ni, non plus, dans le critère possibilité de vivre sans surveillance ou d’être conscient des dangers. Il n’a pas mis le critère maximum. Cela ne veut pas dire par là qu’il n’a pas pris en compte les difficultés de Monsieur Bougelet.
Journaliste
Monsieur Bougelet vous vous estimez qu’on ne vous a pas donné assez de points pour chacun de ces critères ce qui fait que votre allocation est largement inférieure.
Monsieur Bougelet
C’est-à-dire que je vais quand même rester sur une formule de réserve puisque cette affaire est soumise au tribunal du travail, donc mon conseiller m’a quand même demandé d’avoir une certaine limite à cet effet.
Journaliste
Vous pouvez quand même dire ce que vous pensez.
Monsieur Bougelet
Mais les éléments en premier que nous avons il y a une expertise judiciaire qui a été faite par le Tribunal du travail ben il s’avère déjà que, à partir déjà de ces éléments-là la première expertise par le Ministère de la Prévoyance Sociale était sous-évaluée.
Daniel Tresegnie – Ministère des Affaires Sociales
Si vous le permettez, parce que je n’aime pas tellement débattre du problème individuel d’une personne, du cas concret, ni non plus du résultat médical, mais selon le rapport déposé par le médecin-expert désigné par le tribunal, ce médecin-expert donne une évaluation en deux temps. La première évaluation, c’est exact, qui donne une catégorie plus élevée que celle a été reconnue par le médecin du Ministère à Monsieur Bougelet. Mais dans la deuxième évaluation, on retombe sur la même catégorie que celle du médecin inspecteur.
Journaliste
Ça veut dire, Annie Allard, que le cas de Monsieur Bougelet, c’est un cas parmi d’autres qu’on reçoit à « Cartes sur table ». C’est pas la première fois qu’on entend ce genre de critiques.
Annie Allard
Non non. Et la critique principale c’est surtout les passages devant les médecins inspecteurs du Ministère où les gens ont l’impression qu’on se préoccupe très peu de leur sort. En fait on remplit des paperasses. C’est l’impression qu’ils donnent, hein. Ça ne correspond pas toujours la réalité, mais… L’impression qu’on attribue des points sans vraiment bien examiner.
Daniel Tresegnie
Il ne faut pas perdre de vue que les relations que la personne handicapée a avec le médecin du Ministère n’est vraiment pas le même type de relation que celui qu’elle a avec son médecin traitant. Le médecin du Ministère ne pose pas un diagnostic il ne doit pas établir une thérapie, etc. Il évalue l’incapacité. Et donc son évaluation elle se fait sur base des documents. En principe, une personne handicapée a été consultée, au départ, des médecins, il y a des bilans qui ont été établis.
Annie Allard
Elle doit fournir un dossier médical. Oui oui.
Daniel Tresegnie
Mais donc la réalisation de l’expertise médicale par le médecin inspecteur est principalement fondée sur les documents qui sont en sa possession. Et de ce fait là, les questions qu’il va poser lors de son examen de contrôle, en fait sont des questions qui lui permettent de vérifier l’adéquation entre les documents qui lui sont fournis
Annie Allard
Oui, mais alors qu’on explique ça aux gens avant de passer, hein, parce que…
Journaliste
Gisèle Marlière, qu’est-ce qu’on pourrait faire pour améliorer tout ça ?
Daniel Tresegnie
Si je peux me permettre encore une petite seconde… Effectivement peut-être qu’on le dit souvent, mais il ne faut pas perdre de vue que malgré tout nous payons 200.000 allocations, nous prenons 100.000 décisions par an, dont 85.000 expertises médicales. Dans 3% des décisions prises, il y a un recours qui est introduit devant le Tribunal du travail et qui aboutit dans environ 30% des recours. Ce qui fait globalement, 1% des décisions qui est modifié par le Tribunal du travail et dans ce pourcent-là, ce n’est pas toujours des décisions médicales.
Journaliste
Gisèle Marlière vous êtes d’accord avec ça ?
Gisèle Marlière
Non, dans le sens qu’il y a quand même un fait qu’il faut mettre en lumière c’est que si l’on parle du nombre de recours devant le tribunal du travail on met le doigt sur un problème réel c’est la limitation les gens se sentent très limités face au tribunal du travail. Bon d’abord vivre un handicap qui les limite dans leur vie sociale ne vont pas facilement, n’ont pas facilement recours au Tribunal du travail parce que c’est toute une procédure. Il y a aussi le coût de l’avocat. Il faut le savoir. Et c’est d’ailleurs pour ça que nous avons instauré un service Handydroit.
Journaliste
Voilà. Justement. On doit terminer l’émission. Deux mots sur ce service Handydroit où vous essayez d’aider les gens qui sont en difficulté.
Gisèle Marlière
Tout à fait, parce qu’en constatant cette réalité de terrain, les gens étant limités et ne pouvant pas accéder, ou difficilement, au recours au Tribunal du travail, nous avons estimé que c’était un rôle à avoir en tant qu’association défendant les personnes handicapées.
Journaliste
Voilà. Donc nous n’aurons malheureusement pas le temps de donner toutes les coordonnées d’Handydroit, mais on vous les donnera si vous en avez besoin, si vous écrivez à « Cartes sur table ». On suivra, bien sûr, l’évolution du cas de Monsieur Bougelet, devant le Tribunal du travail, et on vous en parlera dans les émissions bilans du vendredi. Je vous souhaite une excellente soirée. À demain.
[Cartes sur Table – RTBF – Passage de la Bourse 6000 Charleroi]
[Générique de fin]